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Six jours plus tard, l’Hedreen entrait en rade de Poséidonia. Une foule importante se rassembla en quelques instants sur les quais, lorsque l’on reconnut le navire des Titans. À l’origine, son retour n’était attendu que pour une lune plus tard, mais les sénateurs, joints par la voie des ondes, avaient appris les derniers événements et averti la population de l’arrivée du vaisseau.
Les Poséidoniens n’ignoraient plus rien du piège odieux dans lequel les Tuténiens avaient tenté d’attirer leurs Titans. À l’annonce de la nouvelle, il y avait eu un vaste rassemblement de foule sur l’Agora, face au palais des Orchidées, et des orateurs improvisés avaient demandé que l’on détruisît la Tuténie. Les Argontes avaient alors expliqué qu’Astyan et Anéa s’en étaient déjà chargés. La nouvelle avait déclenché un grand mouvement d’enthousiasme, teinté toutefois d’une pointe d’amertume : on aurait bien aimé découper quelques Thartessiens en lanières, histoire de calmer sa colère. Mais les sénateurs avaient déclaré que la flotte de Tuténie ne représentait qu’une partie de la puissance ennemie, et qu’il était probable que Poséidonia dût affronter bientôt, pour la première fois de son histoire, le drame de la guerre. Alors l’enthousiasme redoubla : les casernements des gardes furent submergés par des volontaires, des hommes de tous les âges, avides d’en découdre avec cet ennemi qui s’en était lâchement pris à leurs seigneurs.
Provocation délibérée ou inconscience, des inconnus tracèrent la nuit suivante la marque du serpent sur différents monuments. Des temples furent profanés. La Kaïrnâ elle-même fut endommagée par des vandales.
Plus grave encore, une série d’explosions détruisit des magasins et un cirque, causant la mort d’une trentaine de victimes. Loin de diminuer l’ardeur des Poséidoniens, elle l’exalta et déclencha leur fureur. Les Serpents s’étaient introduits dans la cité ; on leur livra une chasse impitoyable, souvent sans résultat. Quelques délations isolées entraînèrent l’arrestation d’innocents. La deuxième nuit, on prit trois individus sur le fait. Les gardes arrêtèrent les deux premiers, mais le troisième eut moins de chance : il fut surpris par une bande de jeunes excités impatients de combattre. Lorsqu’enfin les gardes intervinrent, il ne restait de l’inconnu qu’une masse sanglante et méconnaissable. Les argontes condamnèrent officiellement un tel acte de barbarie, mais une grande partie de la population approuvait secrètement la vengeance des jeunes. La troisième nuit, le nombre des marques diminua, ce qui ne prouvait en rien que les Serpents eussent quitté le pays. Chaque navire en partance était minutieusement fouillé, ceux qui arrivaient examinés avec soin.
C’est dans ce climat d’effervescence et de tension qu’Astyan et Anéa retrouvèrent leur cité, qu’ils avaient quittée si tranquille quinze jours plus tôt. L’ovation qui les accueillit les stupéfia. On leur fit une haie d’honneur jusqu’à leur palais.
Ce mouvement spontané inquiéta les Titans. Car, si manifestement ils n’avaient aucun souci à se faire quant à l’unité du peuple poséidonien, il se dégageait de lui une violence soudaine, inattendue de la part d’une cité qui ignorait ce que signifiait la guerre. Bien sûr il était arrivé de temps à autre qu’une légion de marins guerriers dût défendre un poste avancé dans une colonie lointaine, mais cela n’avait rien à voir avec l’ampleur du drame qui s’annonçait ; comment ce peuple pacifique pouvait-il se révéler soudain si belliqueux ?
— Ils défendent leur pays, commenta Astyan. Mais peut-être existe-t-il aussi une autre raison. La violence et l’agressivité font partie de l’esprit humain ; l’esprit d’Amour universel que nous avons enseigné à notre peuple les a canalisées en les orientant vers la création, mais elles demeurent toujours prêtes à s’exprimer. L’homme est taillé pour combattre, pour lutter contre tous les obstacles qui se présentent devant lui. Et les Serpents représentent le canal par lequel cette violence si longtemps étouffée peut enfin se libérer.
— Mais comment ont-ils pu oublier si vite les Règles de vie, et surtout la huitième : Nul être humain ne doit prendre la vie d’un autre ?
Astyan réfléchit longuement. Autour d’eux, la foule clamait leurs noms avec un enthousiasme proche du délire ; ils étaient les héros, les dieux vivants dont on attendait tout. Le grand glisseur qui les ramenait, piloté par Païdras, pouvait à peine se frayer un chemin. Derrière suivaient les argontes et les Braves, qui recueillaient eux aussi les acclamations de l’assistance. La plus échevelée des fêtes du solstice d’été n’avait jamais provoqué un tel raz de marée humain, une telle hystérie collective.
— Je crois que je comprends, dit enfin Astyan. L’homme ne réagit pas de la même manière lorsqu’il est seul ou lorsqu’il est en groupe. Les Poséidoniens ont trouvé une raison d’exprimer leur puissance, et un sentiment commun les réunit : la haine de l’ennemi.
Il se tut, puis ajouta :
— Mais il y a plus grave. Notre caractère semi-divin et la sagesse que nous avons acquise au cours de nos six mille ans d’âge nous permettent de demeurer lucides. Mais que se passerait-il si à notre place se trouvaient de simples mortels, grisés par une telle popularité ? Ou de faux dieux, dotés de pouvoirs surnaturels, dont l’esprit serait orienté vers la destruction, comme les Géants ? Il est facile de manipuler le peuple. Et il représente une force tellement impressionnante.
— Alors les Serpents ont déjà vaincu, répondit Anéa d’un ton amer. Même si nous parvenons à triompher de leurs armées, ils ont chassé l’esprit d’amour que nous avions instauré en Atlantide.
Astyan ne répondit pas. De toute manière il était trop tard, le mal était fait. Les Poséidoniens, loin de redouter la guerre, l’attendaient comme une réjouissance. On allait montrer à ces maudits Serpents de quelle trempe était fait le peuple d’Avallon !
Au milieu des parterres de roses de toutes couleurs qui éclataient sous le soleil printanier, on avait déjà installé des postes de défense, sous la forme de sacs de sable, de murets hâtivement construits. Les chats, inquiets de cette agitation soudaine et incompréhensible, avaient déserté parcs et jardins.
Dès leur retour au palais des Orchidées, les Titans réunirent les argontes. Leurs ordres avaient été respectés, et la construction de la forteresse océanique se poursuivait ; on décida d’accélérer les travaux. Les bastions fortifiés destinés à protéger la ville du côté des terres étaient en cours d’achèvement. On avait déjà armé plus de cent vingt navires de toutes tailles, dont les trois quarts croisaient au large des côtes. Cependant, jusqu’à présent, on n’avait repéré aucune trace de la flotte ennemie.
Raphaelis, l’Argonte responsable des communications, demanda la parole. Il existait, entre les gouvernements et les sénats des différents royaumes, un réseau d’ondes radio qui permettait d’échanger des informations.
— Depuis huit jours, il nous est impossible d’obtenir de nouvelles des autres capitales, déclara le vieil homme. Tous nos signaux sont brouillés par un phénomène inconnu.
— Alors nous sommes isolés les uns des autres, conclut Astyan.
— Nos ingénieurs se penchent sur le problème. Nous émettons sur différentes fréquences, mais rien ne dit que les récepteurs des autres royaumes seront alignés sur elles.
— Poursuivez les essais. Anéa et moi allons tenter de savoir ce qui se passe.
La réunion terminée, Astyan et Anéa se concentrèrent pour tenter d’entrer en contact télépathique avec leurs frères Titans. Mais la brume mentale persistante n’avait pas disparu ; elle semblait au contraire s’être épaissie. Le phénomène leur confirmait qu’ils avaient bien affaire à des êtres dotés de pouvoirs identiques aux leurs. Ils connaissaient le procédé : il suffisait d’émettre une onde psychique violente, qui perturbait les liaisons fines que réclamaient les communications spirituelles. Il aurait fallu pouvoir localiser le ou les Géants responsables de cette manœuvre, afin de s’opposer à eux. Mais c’était une opération quasiment impossible, comme de rechercher sa route perdu au milieu de l’océan, par temps de brouillard, et en pleine nuit. Plus inquiétant encore, si les Géants étaient convenus entre eux d’une fréquence télépathique, ils pouvaient communiquer entre eux à l’insu des Titans.
Il ne leur restait qu’un moyen d’en apprendre plus : le voyage astral. Cependant, même s’ils découvraient les flottes ennemies, ils ne pourraient déclencher sur chacune d’entre elles une tempête suffisamment puissante pour les anéantir sans pour autant mettre en danger les autres cités atlantes.
Ordonnant qu’on ne les dérangeât pas, ils unirent leurs esprits et plongèrent lentement, par concentration, dans l’univers parallèle, suivant le même chemin immatériel qu’Astyan avait emprunté quelques jours plus tôt, lorsqu’il avait déjoué le complot d’Ophius à Thartesse. Mais l’opération se révéla difficile. Après la douceur surprenante qui avait caractérisé l’hiver, le temps s’était détérioré d’une manière soudaine et inquiétante, comme si les éléments avaient voulu se mêler à la folie qui s’était emparée de l’univers. Une tempête qui ne touchait pas seulement le monde physique, mais qui troublait aussi l’espace psychique enveloppant celle que l’on appelait la déesse mère, Gaïa, la Terre. Des entités contraires, parasites, avaient investi l’univers de l’Esprit, et émettaient des ondes impalpables qui troublaient l’harmonie de ce monde limpide.
Dès qu’Astyan et Anéa eurent quitté leurs enveloppes charnelles, de violentes perturbations se manifestèrent. Ils durent faire appel à toute leur volonté pour ne pas être emportés dans des tourbillons mentaux menaçants. Une onde de haine les submergea, qu’ils ne parvinrent pas à situer dans cet espace où n’existait aucune distance, aucun point de repère. Ils comprirent que la guerre voulue par les forces du mal était déjà déclenchée, même si elle n’avait pas encore atteint Avallon.
Ils se dirigèrent d’abord vers Akhêna, sur l’île de Lyonesse, où ils espéraient établir un contact avec Hypérion et Elyane. Se projetant à l’intérieur même du palais des Titans, ils constatèrent qu’une effervescence inhabituelle y régnait. Des silhouettes indistinctes couraient en tous sens, en proie à la panique. Gênés par les turbulences psychiques qui émanaient des esprits affolés, ils ne purent saisir la raison de la terreur qui s’était installée sur les lieux. Errant par la pensée, invisibles aux humains, ils parcoururent toutes les pièces de l’immense demeure, se concentrant pour déceler un signe de la présence de leurs compagnons – en vain. Ceux-ci semblaient avoir disparu.
La même idée les traversa instantanément. Et si Ophius avait dit vrai ? S’il était parvenu à tromper leurs compagnons ? Astyan plongea dans l’esprit d’un serviteur et réussit à saisir l’image d’un temple, mais le brouillage télépathique était tel qu’il ne put en apprendre plus. Intimement mêlé au corps astral de sa compagne, il l’entraîna au-dessus de la ville, recherchant un édifice correspondant à celui de Fa’ankys – sans succès. Traversant à la vitesse de la pensée plusieurs temples de la ville, ils ne décelèrent aucune structure anormale. Soudain Anéa remarqua, au nord de la cité, un amas de ruines. Ils se dirigèrent vers lui, mais il ne restait quasiment plus rien du bâtiment. Il semblait avoir été détruit récemment, par un phénomène inconnu. Les blocs de pierre eux-mêmes avaient été pulvérisés, comme broyés par une main gigantesque. Il s’avéra impossible de rechercher la moindre trace de la structure à double spirale.
Astyan et Anéa se projetèrent ensuite dans le port. Si les Titans avaient été tués, peut-être les Serpents avaient-ils commencé à envahir le royaume ? Mais ils ne décelèrent nulle part de trace d’une flotte ennemie. Aussi loin que leur vision astrale pouvait porter, aucune menace ne semblait peser sur Akhêna. Hypérion et Elyane avaient disparu, mais leur cité était intacte, mis à part ce mystérieux édifice détruit pour une raison ignorée. Peut-être les Titans n’étaient-ils pas présents.
Envahis par une sourde angoisse, Astyan et Anéa se transportèrent ensuite dans la merveilleuse ville de Delphes, capitale de l’autre royaume de Lyonesse, où vivaient Ptaah et Mnémosyne. Là aussi, les deux Titans paraissaient s’être évanouis dans le néant. Comme à Akhêna, aucune flotte ennemie n’approchait. Sur les hauteurs qui dominaient la cité, ils retrouvèrent les ruines d’un temple broyé par une cause inexplicable. Il ne pouvait s’agir d’une explosion. Ce fut alors qu’ils remarquèrent quelques hommes qui s’acharnaient avec d’énormes maillets pour désintégrer ce qui restait des ruines. Une onde glaciale traversa Anéa, qui se répercuta aussitôt chez son compagnon. Incapable de maintenir plus longtemps sa concentration mentale, la jeune femme s’éveilla brutalement dans son corps. Elle ouvrit les yeux ; ses mains se crispèrent sur celles d’Astyan, qui l’avait aussitôt rejointe. En proie à une vive émotion, elle parvenait à peine à parler, mais l’idée qui s’était insinuée en elle se déploya dans toute son horreur dans leurs deux esprits encore mêlés.
Ophius avait réussi : les Titans avaient été tués. Et la foule, désespérée, avait détruit les temples dans lequel avait eu lieu le crime abominable.
Alors si le dieu-serpent était parvenu à anéantir tous les autres Titans, ils demeuraient seuls, face à une horde de démons investis de pouvoirs fantastiques, et prêts à déchaîner la tourmente d’une guerre totale sur l’Atlantide. Il ne fallait pas compter sur Maerl et Vivyan, qui n’avaient que quelques mois ; leurs pouvoirs ne se révéleraient pas avant une bonne douzaine d’années.
La jeune Titanide se blottit contre son compagnon. La douleur qui lui broyait les entrailles allait au-delà de tout. Elle ne pouvait même pas s’exprimer par des larmes. Un désespoir sans limites s’était ouvert en elle, qui trouvait son écho en lui. Anéa ne redoutait rien pour elle ; elle saurait affronter l’ennemi ; mais la perspective de ne plus jamais revoir ses frères et ses sœurs Titans était insupportable. Car si Ophius avait réussi à les enfermer dans ses « tours de vent » psychiques, ils ne pourraient jamais plus se réincarner. Astyan déclara :
— Il y a un moyen de s’en assurer.
Elle comprit ce qu’il voulait faire. Mais elle-même était trop émue pour se concentrer à nouveau. Tremblante, elle le vit fermer les yeux. Elle ne pouvait le suivre. De grosses larmes se décidèrent enfin à rouler sur ses joues.
Astyan dut accomplir un effort colossal pour chasser la souffrance qui l’habitait. Lentement il descendit en lui-même, au plus profond, là où son être se rattachait à l’Esprit infini, dans l’univers d’azur et d’or, le monde de la non-vie. Empruntant les passerelles diaphanes qui reliaient les espaces spirituels et matériels entre eux, il plongea dans le flux lumineux où évoluaient les âmes détachées de leurs enveloppes charnelles. Un espace extraordinaire où régnait la plénitude absolue, où la vie prenait ses racines fondamentales, où les étincelles qui animaient les êtres vivants se fondaient toutes en une seule, sans pour autant perdre leur individualité. L’essence même de l’Esprit unique et infini.
Tendu de toutes ses forces, de tout son amour, vers ces compagnons qu’ils ne parvenaient plus à contacter sur Terre, il les rechercha dans cet univers limpide, où la haine n’avait pas droit de séjour, où tout n’était plus que pureté. Cependant nul écho ne répondit à ses appels pressants. Ptaah, Mnémosyne, Hypérion et Elyane semblaient s’être fondus au néant. De même que tous les autres.
Comme s’ils n’avaient jamais existé.
Effondré, il se retira de l’univers infini. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Anéa le fixait intensément. Elle lut son échec sans qu’il eût besoin de parler. Il était inutile de poursuivre les recherches dans les autres royaumes. Le complot avait été magnifiquement préparé. Ophius avait frappé simultanément tous les Titans. Sans la méfiance obstinée d’Astyan, ils eussent été éliminés eux aussi.
Soudain elle s’insurgea.
— C’est impossible ! Ils ne peuvent avoir disparu ainsi. Même s’ils les avaient tués, nous pourrions les retrouver… là-haut.
— Pas si cette maudite structure a rempli son rôle.
— Alors ?
— Alors ils ont été projetés dans un lieu inconnu, situé au-delà même de la mort.
— Mais le néant n’existe pas. Nous le savons.
— Le néant, non, mais un lieu inaccessible, d’où nul ne peut plus s’échapper. Un labyrinthe spirituel où l’âme reste à jamais prisonnière. Seuls les dieux, nos parents, sauraient peut-être ce qu’il faut faire. Mais ils sont absents. Ils ne reviendront pas avant plus de six siècles.
— Nous sommes donc seuls désormais pour affronter les Géants, soupira-t-elle. Voilà pourquoi les flottes ennemies n’ont pas jugé utiles d’envahir les royaumes de nos frères. Les Serpents savent qu’ils sont déjà à leur merci. Et à présent, elles doivent opérer leur jonction quelque part pour attaquer… Poséidonia !